Le monde ou rien - Ça marche

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Cher R,

 

R de rencontre

R de réel

R de reflet

R de Rafaël

R de rien

 

Nos prénoms commencent par la même consonne. Nous avons rendez-vous.

Tu es un adolescent, blessé par la vie. C’est ce qui se dit.

On te propose un séjour de rupture, une marche pédagogique.

J’ai traversé l’adolescence il y à longtemps, un bail, sans rite de passage.

Dommage.

 

Je participe à une expérience. On dit un projet.

Nous devons cheminer ensemble sur un chemin de Saint Jacques, de conserve. C’est un univers que nous ne connaissons pas. Situation.

 

C’est le printemps, piaillent les rouges gorges, les corneilles, les mésanges, les chardonnerets, les geais ; j’en oublie. J’écris un an après l’expérience.

Le camino est un support logistique, un chemin balisé. Des gîtes et le couvert à chaque étape, la résonance électromagnétique du monde, partout. Notre mission est d’avancer à un rythme déterminé par d’autres, vers une destination où nous convergeons tous. Nous marcherons l’un avec l’autre, l’un à côté de l’autre, vers nous même. C’est le programme.

 

« Demeurer le moins possible assis : ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air, dans le libre mouvement du corps – à aucune idée où les muscles n’aient été aussi de la fête »1

J’emporte avec moi cette sentence, en plus de notre bardas, d’un livre sur Diogène, le cynique, de quelques carnets de notes, de quelques poèmes et talismans. Ecce omo.

 

Au rendez-vous, il y a tes parents, ta sœur, ton éducatrice, notre responsable de marche, le directeur et nous qui parlerons peu. Je n’ai pas lu ton dossier, tu le sais : nous sommes égaux dans la rencontre.

Je quitte la Creuse, qui nouvellement m’accueille, une femme récemment partie, mes enfants Garance et Nathanaël, une coopérative, un quotidien. Le tien semble moins installé. Peut-on l’être à l’adolescence ?

 

Tu as été adopté par une famille de confession musulmane. Arborant une jolie croix de bois, sur le torse, près de Tabara, tu me dis être possiblement juif. Tu doutes.

Je me définis comme agnostique. Peu m’importe que Dieu existe. J’ai été éduqué par un père athée et farouchement anticlérical, une mère croyante et superstitieuse. J’en ai gardé le goût de la science qui a une conscience et une quête du sacré. Malgré tout, malgré cela nous cheminons vers Saint Jacques ou ce qui est sensé en rester.

 

Il y a eu les au revoir. Tes parents adoptifs semblent émus. Nous partons déjeuner à la pizza du coin. Conversation d’adultes à laquelle tu participes peu. La France va se choisir un nouveau président. A la table voisine, il y a Saïd. C’est un parent du quartier, un taxi. Irruption de mon passé parisien.

Le métro. Nous longeons ton quartier, tu ne sembles pas t’en émouvoir. Le TGV. Nous partons pour trois mois, c’est le contrat. Nous nous retrouvons à Rennes. Faire des courses rapidement pour ce gîte dans lequel nous allons cohabiter, apprendre à nous connaître, recevoir une formation. Chaque jour marcher un peu, cuisiner, nous occuper du lieu, nous rencontrer, nous équiper. Tu navigues entre enthousiasme, gentillesse craintive et ces textes de rap qui ne me bassinent pas encore. Le propriétaire et voisin est agréable, la diversité et le nombre des bouteilles ouvertes disent l’addiction, comme son visage. Je suis sur mes gardes. Nous n’avons pas le droit à l’alcool, ni à l’herbe, tu t’en doutes.

 

Notre responsable de marche est un ancien footballeur professionnel. Blessé, il s’en est remis en découvrant notamment le yoga. Il a une finesse et une attention qui me plaisent, une expérience de la vie. Il peut de nouveau marcher. Ce n’était pas gagné.

Je suis parti car l’adolescence me fait peur, celle de mes enfants qui ne l’ont pas encore traversé. C’est un moment fragile. Pour ma part j’ai bien failli déraper. Est-ce la peur qui m’a tenue ? La traverser sans avoir peur. J’imagine cette expérience comme un outil.

Je suis parti pour rompre avec mon quotidien, son usure, ses compromis. Je suis parti pour tenir un fil étrange. Le Fil, cette compagnie de théâtre dont j’ai été proche et dont Miké, le fondateur est mort, un an avant notre départ. Au père Lachaise, moment de grâce, de joie et de pleurs mêlés : tissage entre témoignage et l’énergie vagabonde de la rue Ketanou. Que m’a t’il légué Miké ? Le Fil c’est une compagnie de théâtre qui accueille les jeunes blessés par la vie. Peut-on ne pas être blessé par la vie ?

Quelques jours plus tard, un portrait. Bernard Ollivier. J’avais lu sa « longue marche » avant mon voyage familial à vélo qui nous a mené jusqu’en Iran. Un portrait pour la presse, c‘est cadré, serré. Mais parfois, comme là, il y a rencontre et un cadeau « marche et invente ta vie ». C’est un livre de témoignage qui conte l’histoire de Seuil, de cette association qu’il a crée, cette association qui envisage notre départ. Récit de jeunes gens comme toi qui ont participé à ce projet.

A un moment, l’évidence de devenir accompagnant. Une fidélité à un passé, à un engagement au présent. Qui est cet accompagnant ? Un bipède à station verticale, un artiste, un travailleur social ?

 

Formation finie. C’est parti.

 

Un car nous mène vers le nord de l’Espagne. Tu passes la nuitée à jacter. Tu demandes à ta voisine si tu pourras rentrer, si ta maman t’accompagne dans cet endroit interdit aux mineurs où elle travaille. Un loveshop. Discrètement, mais profondément, je ris de ta naïveté. Tenter la bienveillance.

A l’arrivée tu appelles ta famille, tu pourras le faire tous les 10 jours, vingt minutes, pas plus. Protocole.

Nous avons deux jours de marches à longer la mer, rejoindre Marina, notre contact en Espagne, notre seconde responsable de marche. Encadrement.

Nous avons marché, fait des images, campé, tamponné nos compostellas, nagé, rencontré des pèlerins. Marina nous a donné quelques tuyaux, apprécié nos fou-rires communs. Je retrouve mon adolescence en côtoyant la tienne.

Nous filons pour Séville, le sud, en train. Cette fois c’est parti.

Début de la via de la plata.

Je suis responsable de toi, 24:24, 7/7.

Et, nous ne nous sommes pas choisis.

 

Notre programme, remonter vers le nord sur cette ancienne voie romaine rattrapée par le culte jacquaire. Andalousie. Moi de mai. Nous vérifions le dérèglement climatique. Chaque jour, sous une chaleur accablante, marcher une moyenne de 20 km. Les espaces sont découverts, la végétation est rare et basse. Nous n’avons le droit à aucune assistance automobile. Chaque jour trouver le rythme de l’étape, avancer dès l’aube, prendre soin de toi, de nous, des corps, de la psyché.

Il nous faut tenir 3 mois.

Je suis parent mais je suis payé. Le temps pédagogique est ainsi remercié.

Chaque jour se restaurer et dormir pour un budget des plus serrés. Dans ces plaines arides tu te mets rapidement à refuser de camper. Pas assez d’eau, de confort, sauf si c’est une nécessité comme près de ce lac où nous arrivons harassés et dont l’unique albergue a fermé.

Chaque jour je m’adapte à notre condition et apprécie les auberges, non pas pour leur confort, je déteste la promiscuité, et préfère la voie lactée mais pour les rencontres qui nous sortent de notre isolement. Prendre de la distance, me retrouver, comprendre mes limites. Je teste ma générosité.

Chaque jour j’envoie un SMS qui dit où nous sommes et l’état de notre troupe. Comment est l’ambiance ? Comment va le corps ? En quelques signes.

Ça donne :

Cea, étape courte que R a réalisé de façon autonome après un café ensemble dans Ourense pour faire le point sur la sortie de ville. A Cea nous restons longtemps à écrire, échanger, jouer sur la place centrale près de la fontaine. J’aimerais camper mais n’arrive pas à le faire sortir de sa zone de confort. Ambiance bonne

Chaque jour nos corps se fatiguent et tu trouves un rythme, tu retrouves l’alternance du jour et de la nuit. Des choses simples que tu n’as peut être jamais connues. Tu t’endors tel un bébé dans un sommeil réconfortant.

L’ambiance est parfois très bonne comme lorsque nous rejoignons Salamanque. Soirée foot. Finale de la ligue des champions. Craintif tu masques ton survêt de la Juve. Tapas et émotions populaires pour un week-end de pose. Tu rêves d’être un grand gardien. Parfois, au cours d’une partie improvisée ici ou là, tu sembles réellement y croire.

L’ambiance est parfois lourde quand tu t’enfonces dans ta mélancolie, que tu ressasses sur ta famille alors que nous traversons seuls, de grandes plaines désolées.

 

Les tensions sont liées à la nicotine. Tu n’as pas les moyens de ta consommation et cela te stresse, beaucoup. Dépendance.

D’un pas rapide et sur, tu fends les paysages comme pour te débarrasser de l’étape. Seules les rencontres que tu inities avec quelques tours de magie semblent te motiver. La marche comme une épreuve, presque une punition. « J’en ai rien à branler de la nature » me dis-tu souvent. Je mets malgré tout un point d’honneur à t’enseigner de ne pas t’en servir commune une poubelle.

Tu as cette culture populaire que j’ai quittée. La bouffe, rapide, les films, rapide, le sexe avide.

Premier quartier libre ; En ville. Tu me présentes ce que tu as découvert, trouvé : une terrasse en bas d’un habitat social alors que je parcourais un quartier historique. Cela dit notre éloignement, le chemin que nous devons faire l’un vers l’autre. Mc Do - Bio.

Tu aimes manger et notre budget est serré.

Nous cuisions chaque jour. Ou plutôt je te laisse cuisiner car tu aimes cela. Nous faisons les courses, élaborons le menu. Quotidien. Tu t’affaires aux fourneaux. Tu n’as jamais mangé autant de légumes. Nos repas sont gras, copieux et goûteux. Nous les partageons avec plaisir. Invitations. Nous avons le sens des épices, de la récup qui peut être chapardage. C’est la patrie du pata negra. La famille est loin. Tu manges du porc régulièrement. Pratique, pour un pic nic.

 

Tu m’as dit « j’pense qu y’a moyen de gérer une meuf ». Plus tard « les meufs j’en ai rien à foutre ». Souvent, « j’suis pas PD », affirmation qui est également une crainte. Nous sommes deux mâles abstinents en été. Tu dis « J’crois que je me suis cassé la main à force de me branler »

Tous les 10 jours nous faisons le point. Je rédige un rapport, envoyé à Paris que tu reliras, contresigneras, amenderas, si tu le souhaites. Ce rapport te suivra. Le rédiger est subtil. Ne pas mentir, ne pas tout dire. Honnêteté. C’est une confiance qui se construit.

 

Te souviens-tu de cette jeune fille pour laquelle tu préparais un bouquet de coquelicots ?

De cette autre à la poitrine affolante qui faisait trébucher les regards, et les pas.

Je ne te raconte pas mes échanges avec mon amante. Notre intimité a des limites, malgré la camaraderie.

Te souviens tu de ta peur des chevaux, de ta stupeur au passage d’un lézard ou de ton angoisse en entendant grommeler une harde de sanglier non loin de la tente?

Te souviens-tu t’être endormi sur la lunette des WC ?

Te souviens-tu

Parfois je t’oublie, te laisse.

Marre de la scansion de tes raps

Marre de PNL

« Alors ferme TA GUEULE ! »

Je synchronise mes pas sur ma respiration. Je ne peux plus parler, t’écouter. J’entame une grande séance de yoga en plein air, fais corps avec l’espace. C’est une invitation à laquelle tu répondras rarement. Marche afghane. Au soir, je te propose des étirements que tu refuses également, la plupart du temps. J’essuie quelques moqueries mais goûte ces moments de solitudes.

 

Tu n’as pas de téléphone, ipod, ipad. Pas le droit. Sevrage.

Internet, deux demi-heure par semaine, c’est le tarif. En profiter pour se gaver de rap. Encore et encore.

« Pour la famille jpourrais mtirer des bals et décaler ceux qui voulaient me faire du mal »

Ça joue avec la langue, les mots.

Convergence

Te souviens-tu de ton premier kebab en bord de mer ? Parfois des choses simples te rendent heureux

Te souviens-tu d’Oscar, Isaur, Thomy ?

Te souviens-tu de tes nombreuses blessures fantomatiques, qui disparaissaient brutalement comme elles étaient arrivées ?

Et puis il y a celle là, qu’aucun médecin ne voit et dans laquelle tu t’enferres.

Tu as décidé d’arrêter, ici au bout de la Terre, en bord de mer mais quelques jours avant la fin de l’expérience.

Comme s’il fallait la gâcher. Ne pas finir en beauté.

 

This is not the end. It is just the beginning.

 

Es-tu un homme maintenant ?

 

Ça raconte quoi mes images ?

Ça raconte quoi ce voyage ?

On n’a pas le droit de voir ton visage.

Tes parents n’ont pas voulu.

Droit à l’image.

On a le droit de voir le mien. Mais on ne le voit pas.

Droit à l’oubli.

Quant on est jeune, il est trop tôt ; quant on est vieux, il est trop tard.

J’ai ôté ton visage de ces images.

Disparition.

Ce voyage est-il le tien ?

Le nôtre ?

Une expérience ?

Un rite de passage.

Je fais disparaître des parties d’images et cela ouvre des perspectives.

J’efface, je remplace.

Ces images, comme une ouverture à soi, aux autres.

Une envide de dire qu’elle ne peuvent pas tout.

 

Je te salue

Grand R

 

 

 

1Ecce omo, Nietzsche